Bon sens – PageRank – éducation - oeuvre
« Le seuil d’incompétence du quidam est évidemment atteint, c’est d’ailleurs pourquoi la société est en demande de bon sens. » (p. 19)
« Sans doute, l’un des enjeux pour tout enseignement et toute pédagogie aujourd’hui est d’apprendre à se servir du Net, d’apprendre à « critiquer », à problématiser et à construire au moins autant qu’à chercher, trouver et couper-coller. » (pp. 30-31)
« C’est l’importance dans l’opinion qui mesure l’importance dans l’opinion. Pour le dire en grec, on élève la doxa au carré, et, pour le dire en marxiste, on ne prête qu’aux riches (le capital crée le capital). L’originalité, l’atypie, le génie, le caractère singulier et intempestif de la vérité n’entrent pas dans le système tant qu’ils ne sont pas banalisés : il n’y a pas d’autre de la doxa. C’est l’ « opinion » qui sert de point de départ et de point d’arrivée, d’unité de mesure et de critère. Elle définit le statut ontologique des objets qui sont sur la toile et du classement qu’en fait Google.
La charge est philosophiquement lourde. On est avec PageRank dans le domaine de la rhétorique, des lieux communs (les uncontroversial topics de Wikipédia), pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur : les idées admises, par le plus grand nombre et par les plus renommés constituent notre monde commun − on trouve la même pondération de la démocratie par l’aristocratie chez Aristote et dans PageRank. Pour le pire : quand le monde commun ne produit plus que des « clichés » et qu’on est insensiblement englués dans ce que Hannah Arendt nomme « la banalité du mal » − non pas tant que le mal soit banal, mais parce qu’il devient impossible de dire et de vivre autre chose que des banalités. » (pp. 104-105)
« je soutiendrais volontiers que le marché, comme la foi, est l’exact contraire de l’éducation. » (pp. 106-107)
« On peut soutenir que le modèle de l’œuvre et de l’auteur se trouve remis en chantier avec la cyberculture et qu’il est une fois pour toutes désuet, comme en art. Même si je ne partage pas cette opinion − croyant à l’intempestif plutôt qu’au caduc −, il est manifeste que, pour que « cyberculture » ait un sens, il ne suffit pas de penser autrement l’auteur, comme « collectif » ou comme anonyme, ni le spectateur comme participant interactif et quasi-auteur ; il faut aussi, et par là même, penser autrement l’œuvre. Or je ne vois pas que la penser comme information suffise : il faut bien plutôt la penser comme performance. Energeia plutôt que ergon, mise en œuvre plutôt qu’œuvre achevée, on retrouve ainsi (et c’est une preuve contre la caducité) ce que Humboldt dit de cette œuvre collective par excellence qu’est une langue. » (p. 122)
Barbara Cassin, Google-moi. La deuxième mission de l’Amérique (Albin Michel, 2007).